Triste tigre, écrire l'inceste
Triste tigre
Neige Sinno
Un récit exceptionnel.
Neige Sinno décortique l’inceste.
Elle ne raconte pas seulement les années d’horreur, elle parle aussi de l’après avec une justesse et une finesse d’analyse du début à la fin.
Ce faisant, elle réfléchit à ce qui fait traumatisme, et en même temps à ce qui permet à la littérature de s’écrire parce que comme disait Deleuze "on n’écrit pas avec ses névroses".
Ce triste tigre (magnifique appellation du violeur, et un titre qui s’impose par sa clairvoyance), elle l’a tellement observé dans son quotidien qu’elle le connaît par cœur.
"Son crime fait de tout le reste de son existence une aberration, il empêche de la lire sous le prisme de la dignité ou d’une quelconque qualité morale."
Des décennies après les abus, l’autrice a le courage de tenter de comprendre les ressorts psychiques de tels passages à l’acte, c’est-à-dire la "soupape psychique" que constitue le viol pour prévenir un effondrement du sujet. Et elle ? Si elle passait à l’acte sur sa fille ? Elle connaît le mode d’emploi. Elle sait à quel point un enfant est vulnérable. Elle se déteste de penser cela mais ne peut pas faire autrement.
La pertinence et l’originalité de ce récit tient à la volonté de Neige Sinno de ne pas s’arrêter aux actes. Et elle après ? Comment a-t-elle fait ? Qu’est-elle devenue ? Comment a-t-elle fait pour transmettre son histoire à sa fille ?
La puissance des pages 163 à 198 vient dire la vie dans son extrême banalité qui est faite d’angoisses massives, de maladie dévastatrice, de doutes perpétuels. Intitulé "Fantômes", ce deuxième chapitre se penche d'abord sur la question du trauma trente ans plus tard. Elle l'annonce d'emblée : "J'ai cru que j'étais libre." Elle comprend pourtant bien vite que l'ombre de son beau-père la poursuit toujours. La domination subie a été telle qu'elle ne s'arrête pas une fois sa vie d'adulte entamée et affecte sa vie entière non pas seulement dans sa sexualité mais aussi depuis la faculté de respirer jusqu'à celle de parler ou de se taire. Comme de nombreuses anciennes victimes, elle s'est vue incapable de développer des relations banales voire superficielles avec son entourage, tellement habituée à survivre dans l'intensité que la légèreté lui est inconnue. Neige Sinno n'oublie pas de décortiquer le rapport à son corps. Elle dit qu'elle est devenue un "Narcisse malade" incapable de comprendre l'attraction-répulsion que lui provoque la vue de son corps. Son courage, parce qu'elle sait qu'elle est courageuse va de pair avec une capacité de dissociation mais aussi avec une incapacité à apprendre par coeur et une résistance à la douleur qui la font ressembler à de nombreuses victimes. Pour tout dire, elle se contrôle. Un contrôle de chaque instant. "J'ai un comportement addictif mais je n'ai aucune addiction, je les maintiens sous un contrôle sévère et constant." Autrement dit, elle se surveille et a peur de mal agir. Combien de fois ai-je entendu en séances des anciennes victimes dire qu'elles étaient ou avaient peur d'être "toxiques" ou "manipulatrices" ? Cet extrait lumineux dans ses propos mais lourds par les thèmes qu'elle aborde s'achève par le cancer de l'ovaire qu'elle développe à 35 ans. Mais elle ne s'arrête pas à son hospitalisation, elle cherche aussi ce qu'en disent les médecines alternatives autant que les médecins et les neurosciences. Surprise ! Ils sont d'accord. Les maltraitantes infantiles ont des conséquences sur les vies d'adulte aussi, sur le plan de la santé mentale comme sur celui des pathologies somatiques. Les neurosciences viennent donner des scores à ce que les psychanalystes entendent dans leurs cabinets depuis des décennies.
Et maintenant qu'est-ce qui s'offre à Neige Sinno ? Reconstruction ? Résilience ? Rien de tout cela. L’inceste colore sont rapport au monde et elle sait qu’il en sera toujours ainsi dans sa vie. Même si elle a réussi à se construire une vie aux apparences tranquilles.
Commentaires
Enregistrer un commentaire