La sauvagerie maternelle et la rupture - possible - du serment par son enfant

Noémie Lvovsky filme une enfant et sa mère. La mère s'absente souvent et quand elle est présente, elle est à côté. Heureusement, la petite fille trouve dans son oiseau domestique un partenaire de discussion et une manière de supporter l'abandon. La forêt, ce "lieu de l'archaïque, du maternel, de l'inconscient, de l'égarement, de la déraison" comme le rappelle Anne Dufourmantelle dans son livre La sauvagerie maternelle, vient signifier dans le film la solitude, la mort qui rode, l'absence de perspective demain et tous les autres jours.
Si la fin du film fait un saut dans le temps pour retrouver cette enfant en adulte et offrir au spectateur une ouverture heureuse entre la mère et la fille, l'écoute dans le cabinet de l'analyste ne témoigne pas toujours de cette facilité.

L'amour de la mère pour le nouveau-né lui "constitue une sorte d'enveloppe psychique et physique qui permettra à l'enfant, plus tard, de "naître" une seconde fois, de se faire naître en quelque sorte spirituellement, et qui va lui donner accès tout au long de sa vie à une véritable puissance." Cette puissance est parfois mise à mal par les fantômes familiaux, les traumatismes, les accidents. 
Le propos du livre d'Anne Dufourmantelle est de revenir sur la sauvagerie maternelle, ce serment inconscient de garder toujours en elle son enfant, comme point commun du sujet, un point de départ qui parfois dure et que l'enfant ou l'adulte peine à dépasser.

Traumatisme

Dans le traumatisme fait à l'enfant, cela "crée un territoire de l'absence à l'intérieur du corps" car "avec la souffrance disparaît aussi la sensation". Pour faire réapparaître cette sensation, "le sujet doit être assez fort pour en supporter en lui la réincorporation. Car cette zone morte est en quelque sorte un morceau de corps qu'on a prélevé de soi pour l'Autre (le parent abusif ou intrusif, souvent) en isolant ainsi l'endroit du traumatisme. Elle symbolise cette dette psychique contractée à l'égard du bourreau, pour avoir fait silence avec lui sur le meurtre. (...) Paralysé entre le mal subi et l'interdit de la révolte, l'enfant isolera inconsciemment une zone du corps où s'est concentré pour lui le trauma." Une des solutions trouvées par le sujet est alors parfois le souvenir-écran, "une image qui permet de composer avec la pulsion de mort un scénario acceptable. Il révèle tout autant qu'il dissimule. Il entretient avec l'innommable un lien possible". Quelle place est possible pour la parole et l'analyse dans ce cas ? Car paradoxalement, "il est plus facile d'anesthésier une part de soi, de faire comme si elle n'avait jamais existé que de retrouver l'intégrité d'un espace intérieur qui a été dévasté." Pourtant, cette nouvelle naissance possible "signifie retrouver le désir, le chaos des pulsions, et donc rééprouver ce qui avait été meurtri, nié, empêché de vivre". Nombre de personnes s'arrêtent au seuil de cette joie, "sans égale, puisque c'est à ce moment-là que le présent devient enfin possible, c'est-à-dire du temps pour vivre, de la force de vie arrachée à la mort et donnée comme par surcroît."

Loyauté

"Il y a cette chose étrange dans la nature humaine qui est la fidélité absolue aux parents, à ceux qui nous ont élevés, même quand ils nous ont donné l'amour sous cette étrange et cruelle forme qu'on appelle le mal." Ce qui nous arrête c'est que "nous cherchons toujours à sauver notre père, notre mère, voire les deux. Toujours. Même quand le prix à payer pour cette fidélité est exorbitant. Même quand le prix à payer est le démantèlement du corps propre, l'abjection, l'enfer d'un assujettissement qui ne permet aucune paix. C'est pourquoi naître ne suffit pas, il faut qu'un espace intérieur puisse se constituer pour l'enfant, à partir du sentiment qu'il a d'être aimé inconditionnellement (...). La célébration, la joie de cette présence, l'enfant les reçoit et il en tire sa force. La force d'assumer cette responsabilité d'exister souvent écrasante, mais aussi jubilante." Ainsi, "le sujet qui a accès à la joie, au joy, est limité par ce qui ordonne toute loi symbolique en l'ouvrant à l'altérité et au chiffre de son désir."

Fatalité

Mais "il y a une autre violence qui semble venir rattraper les humains de l'extrême bord du réel lui-même : celle de la fatalité. La névrose, c'est faire prendre les déterminations du désir pour la fatalité. Et s'y trouver aliéné sans recours." Pour creuser la question de la fatalité et de son lien à la sauvagerie maternelle, Anne Dufourmantelle revient sur le roman de Marguerite Duras paru en 1951, Un barrage contre le Pacifique.
L'océan dévaste les terres mais la famille se dévaste aussi dans le même temps. La dévoration mélancolique est à l'oeuvre avec une "lente patience". "S'en sortir vivants, pour les enfants, c'est quitter la mère. Il n'y a pas d'autres moyens, mais quitter la mère est impossible, car c'est alors la promettre à la mort comme les concessions des terres sont promises aux inondations provoquées par la mousson."

Dans le chemin qui repousse la fatalité, dans l'analyse, survient à un moment le chagrin. il ne s'agit pas d'un état dépressif ni même d'une angoisse. C'est "un moment de dépossession radicale, une traversée de l'abandon qui permet d'être à l'autre et d'être dans l'amour autrement. (...) il ne mutile pas, il dépossède et rend libre." Encore faut-il que le sujet et son analyste le laissent advenir.

En reprenant l'histoire d'Anna Karénine de Tolstoï, Anne Dufourmantelle s'interroge sur le tragique de cette vie qui agit sans même savoir. "Ce ne pas savoir est le nom même de l'amour quand il manifeste cette rencontre entre le soi profond (le Désir au sens lacanien du terme, avec un grand D) et l'aimé. Seulement, quand la pulsion de mort prend le pas sur la pulsion érotique, c'est-à-dire quand le travail de déliaison (littéralement ce qui défait les liens, l'espace intime) attaque les fondations du moi, c'est le sujet tout entier dans son élan amoureux qui va lentement s'effondrer sur lui-même et rabattre la force du désir en haine de soi".

Invention

C'est donc à l'invention dans l'analyse qu'appelle l'auteure pour que "s'éprouve cette réinvention du monde comme une sortie hors de la passion. La passion entendue comme pâtir. Passion du sujet soumis au travail des pulsions, passion du sujet dans le travail de sa langue, contre la langue. Quand c'est la langue maternelle que l'enfant abandonne, c'est à la peur d'être abandonné qu'il se livre. La langue maternelle comme pur rythme, présence-absence, comme corps, s'oppose à la langue de l'Autre, culturelle, cultuelle, la langue de la loi et du père. Or si la mère n'a pas fait place en elle à l'Autre, c'est-à-dire à une Autre langue, donc à la possibilité de traduire, l'enfant sera enfermé dans l'enceinte - si l'on peut dire -  d'une parole matricielle." La création opère donc quand le sujet décide de traduire le monde dans sa langue. C'est une décision radicale puisqu'il n'attend pas "de l'autre d'être créé ou d'être comblé. C'est surmonter le vide en inventant le monde."

Aimer

"La sauvagerie maternelle contient la peur de l'abandon, mais aussi la réponse donnée à cette peur.
La mélancolie maternelle est un autre nom de l'abandon, parce que enfants nous avons été abandonnés, du seul fait d'être nés, à la possibilité de mourir, à la violence du monde, à la déception du réel. Parce que nés d'une mère nous avons été dépossédés de cette totalité toujours déjà perdue mais qui fonde la possibilité même du langage et de la pensée. La capacité d'aimer vient aussi, paradoxalement, de la possibilité que nous avons de survivre à cet abandon maternel originel." C'est pourquoi "nous avons à naître deux fois" lorsqu'on choisit la vie et le monde maternel ne sera alors d'aucun recours.
Reprenant les mots de Spinoza dans l'Ethique - "Personne ne sait ce que peut un corps..."  - Anne Dufourmantelle place le corps comme lieu du sujet, comme passion, "et c'est par la connaissance de ce pâtir que la pensée advient." "Cette passion du sujet se noue autour de quelques images, de quelques sons et pulsions qui, sur plusieurs générations, font circuler un serment, une question, un point de réel non symbolisable. Et ce point de réel, ce creux, ce blanc dans la parole inscrit à même le corps, reste néanmoins toujours au centre, invisible."

C'est pourquoi l'analyste entend le sujet dans un autre rapport au temps puisque "toutes les déterminations de l'être sont contemporaines". Dans le rêve, le lapsus, l'affect, le temps de l'enfance est contemporain de l'événement le plus récent. "On ne retrouve pas un souvenir d'enfance, il a toujours été là, engrammé, enkysté peut-être, mais vivant. (...) Le corps même en garde mémoire jusque dans les replis de la peau, dans une mémoire ignorée que peuvent réveiller un toucher involontaire, un mouvement brusque d'effroi, de jouissance, des pleurs."

"Et si la psychanalyse peut prétendre à autre chose qu'à livrer des béquilles à une conscience saturée par la culpabilité, c'est parce qu'elle prend le risque d'entendre ce qui se passe quand différents moments de la conscience ayant trait aux mêmes blessures, à la même peur se superposent et, dans le fil incandescent de cette volte, se rejoignent. Le présent du sujet lui est alors tendu, si tant est qu'il puisse s'y risquer sans croire qu'il va mourir. Pour cela, sans doute, faut-il un "passeur". Un être dont l'écoute connaît les passages à gué dans les tumultes et les crues des pulsions, dont l'écoute non seulement apaise, mais permet de risquer ce pas mortel (fantasmatiquement mortel mais néanmoins réel) d'entrer dans un corps à corps avec le réel dont aucune partie de soi-même ne sera sauve. (...) La parole, en tant qu'elle est adressée, peut un jour briser le cercle des serments, (ouvrir) un autre espace où la question de la répétition, du jamais plus, n'aura plus de sens. Quitter la peur, l'abandonner à cet abandon qui a déjà eu lieu."

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