A propos d'une phrase de Jean Oury
De la concentration à la ségrégation
Dans une conférence donnée à Poitiers en 1970, et publiée en 2016 sous le titre La psychothérapie institutionnelle de Saint-Alban à La Borde, Jean Oury énonce :
"Nous pourrions donc définir la psychothérapie institutionnelle, là où elle se développe, comme un ensemble de méthodes destinées à résister à tout ce qui est concentrationnaire. "Concentrationnaire", c'est peut-être un mot déjà vieilli - on parle actuellement de "ségrégation"." (p. 9)
Il précise ensuite que ces structures de ségrégation existent partout. Mais il ne revient pas sur le glissement qu'il opère de la logique concentrationnaire à la logique ségrégative.
Pourtant ce changement questionne.
Le système concentrationnaire en 1970 semblait donc déjà une vielle histoire. Il avait pourtant été fondateur pour les soignants dans le mouvement de la psychothérapie institutionnelle puisque après l'expérience des camps pendant la guerre, leur retour au travail à l'hôpital psychiatrique les a questionnés. Concentrer les malades, parquer les fous, ils voyaient bien que ça ne donneraient rien et que la logique hygiéniste qui prévalait dans les camps n'était pas si loin en psychiatrie. C'est en partant de cette constatation que les soignants de Saint-Alban puis de La Borde ont cherché d'autres manières de faire et de penser.
Mais alors pourquoi en 1970 ne plus dire le mot concentration et lui préférer celui de ségrégation ?
Car il ne s'agit pas de la même chose. User du terme concentration permet de rappeler le contexte de la prise de conscience des soignants, mais il souligne aussi le caractère extraordinaire du procédé. Il s'agissait de concentrer ceux dont la société ne voulait pas. L'idée fondatrice revenait à dire qu'en soustrayant un groupe, le pays fonctionnerait mieux. Idée effrayante qui, mise en oeuvre, s'est révélée criminelle. Quand Jean Oury laisse de côté le terme de concentration pour lui préférer celui de ségrégation, il semble dire que c'est une simple adaptation de vocabulaire à l'époque. Pourtant cette adaptation n'est pas neutre. La ségrégation ne traduit pas un phénomène exceptionnel, elle acte la séparation des groupes à l'intérieur de la société. Avec le terme de ségrégation, l'inscription de multiples fractures sociales est intégrée au fonctionnement de la société. Chaque groupe vit isolé des autres, et qu'il vive bien ou mal ne semble pas intéresser ceux qui n'en font pas partie.
A l'heure où les camps (de migrants, de déplacés, de réfugiés) se multiplient en Europe, où les métropoles se partagent entre quartiers riches et quartiers pauvres, où la ségrégation aux Etats-Unis est étudiée comme un fait passé en lien avec les combats pour les droits civiques des Noirs, où la ségrégation socio-spatiale est exposée comme un fait géographique banal, il serait certainement utile de se questionner sur la logique concentrationnaire à l'oeuvre actuellement dans la ségrégation de certains groupes, et sur les effets de cette logique sur les sujets.
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