Féminicide : un mot pour des réalités multiples ?
Tuer une femme parce qu'elle est femme
Autour de ce constat, fréquent dans le monde, des chercheurs et journalistes ont confronté leurs points de vue dans une rencontre qui s'est tenue à l'Assemblée Nationale jeudi 26 janvier 2017. Premier temps d'un colloque en trois parties dont la suite se déroulera à l'Université de Poitiers puis à Paris Diderot à l'automne 2017.
Je souhaiterais ici revenir sur ce moment pour en discuter certains points. Le compte-rendu que je fais ici des propos tenus par les oratrices et orateurs est donc personnel (et sera plus long que le LT fait en direct).
Historiens, sociologues, juristes, psychanalystes, anthropologues et journalistes, il s'agissait de réfléchir aux manifestations de ces meurtres et à leurs caractéristiques. A l'invitation de la députée Catherine Coutelle (Présidente de la Délégation de l'Assemblée Nationale aux Droits des Femmes et à l'Egalité des chances entre les hommes et les femmes), les universitaires de Poitiers et Paris avaient souhaité une approche plurielle pour réfléchir à ce phénomène comme l'a rappelé Lydie Bodiou, historienne, organisatrice du colloque.
La matinée fut consacrée à l'histoire de ce mot. La députée dominicaine Minou Tavarez Mirabal, fille d'une des soeurs Mirabal exécutées sous le dictateur Trujillo, a raconté son histoire, occasion pour elle de parler de son travail autour de la définition juridique du féminicide en République Dominicaine afin de rendre visibles ces crimes. Alors qu'elle rappelait le caractère profondément machiste des dictatures, l'actualité nous rappelait qu'il ne s'agit pas d'une prérogative des dictatures puisqu'au même moment l'Amérique de Trump restreignait l'accès à l'IVG et la Russie de Poutine dépénalisait les violences domestiques.
Bernadette Aubert a ensuite axé sa présentation sur les questions juridiques d'un point de vue international. Si tous les textes internationaux ne sont pas contraignants, tous initient un mouvement et permettent de faire progresser les systèmes législatifs dans le sens de la prévention et actent le fait que les violences faites aux femmes sont constitutives de discriminations. Prenant sa suite Laurence Leturmy a focalisé sa communication sur le droit pénal en France en rappelant qu'il ne dit quasiment rien du masculin et du féminin même si dans l'esprit des textes, c'est bien la protection des femmes qui est visée. Si elle considère que pénaliser le féminicide en France ne serait pas forcément bénéfique, c'est pour montrer que la loi égalité et citoyenneté qui institue une "circonstance aggravante à raison du sexe ou de l'identité de genre" a des atouts notamment parce qu'il permet que la motivation sexiste et discriminatoire soit plus large que le fait de tuer et que la notion de "circonstance aggravante" est plus adaptée à la réalité criminologique française dans la mesure où il n'y a pas de crimes de masse en France contre les femmes mais bien des violences contre les femmes.
L'après-midi a d'abord été consacrée à l'Amérique latine et à l'Italie. La sociologue Jules Falquet a souhaité replacer le féminicide dans une perspective historique, politique et sociale. Etudiant les violences depuis les années 1970 en Amérique du Sud, elle a rappelé le fond anticommuniste qui a structuré ces conflits et les dimensions racistes et de classe de ces violences. Si elle a mentionné le documentaire de Marie-Monique Robin, Les escadrons de la mort, l'école française, sur l'action des ex-OAS en Amérique du Sud, c'est notamment pour rappeler que les groupes commentant ces crimes ont bénéficié d'un apprentissage de ces techniques parce qu'ils nécessitent une organisation. Récusant l'approche psychologique de ces meurtres, elle a en revanche montré que les femmes étaient la main-d'oeuvre la plus rentable des politiques néo-libérales, notamment dans les zones franches mexicaines. La communication du journaliste Jean-Christophe Rampal au sujet de Ciudad Juarez (et de sa jumelle de l'autre côté de la frontière El Paso) a montré aussi que ces féminicides sont symboliques d'une mondialisation sauvage.
L'approche anthropologique d'Adeline Miranda a permis de revenir sur le portrait médiatique de la femme tuée qui ne correspond pas à la réalité italienne. La notion de féminicide a été adoptée par les journalistes et les politiques italiens mais elle construit une discontinuité factice en renvoyant la question des violences faites aux femmes aux étrangers alors que le "crime d'honneur" n'est abrogé que depuis 1981. Il s'agit de se placer dans la modernité en oubliant que ces questions traversent la société italienne depuis longtemps.
C'est ensuite la journaliste Emmanuelle Walter qui a présenté son travail au long cours sur la disparition des femmes autochtones au Canada, les "soeurs volées". Ce féminicide est refoulé dans la mesure où le Canada ne se perçoit pas comme un pays colonial. Mais la surexploitation des ressources naturelles est venue accentuer le phénomène. On retrouve donc ici des logiques semblables à celles évoquées plus haut.
La conclusion du colloque est revenue à Beatriz Santos, psychanalyste, travaillant sur les questions du genre. Sa courte intervention en fin de journée tout comme l'introduction de Marie-José Grihom le matin est pour moi l'occasion de discuter certains points plus cliniques.
Marie-José
Grihom s'est interrogée sur les normes qui donneraient le droit de tuer une
femme. Elle a rappelé la haine et la peur du féminin en les mettant en lien
avec l'angoisse de castration. Pourtant ces quelques remarques faites, elle n'a
pas hésité à poser la question de la minimisation de ces questions par la
société comme par la psychanalyse. Elle est revenue sur ce qu'on dit de
certaines femmes, celle « qui pousse son homme à bout ». J'ajouterais
l'adjectif de « chieuse » collé à d'autres. Beatriz Santos en
mentionnant les travaux novateurs de Diana Russell sur le féminicide dans les
années 1960 a montré l'importance de faire dialoguer Butler et Freud pour
appréhender les nouvelles questions posées par les études portant sur le genre. Proposant d'élargir historiquement la focale, elle voit dans les chasses aux sorcières des XVIe
et XVIIe siècles la même logique que dans les meurtres de petites
filles en Asie. Pourtant ces faits posent questions aux psychanalystes. Les
violences faites aux femmes sont fréquentes en France et elles sont abordées
dans les cures. Ainsi comment travailler ces questions qu'on ne peut pas réduire
à la vie personnelle du sujet mais qui ont des incidences dans sa
subjectivité ? Si les oratrices et orateurs de la journée ont montré que
les violences faites aux femmes étaient légitimées politiquement et
s'inscrivaient dans ce que Naomie Klein a nommé la stratégie du choc, il n'en reste pas moins que les femmes sont aussi
atteintes psychiquement par ces actes. Cela a des incidences dans leur rapport
au corps et la cure ne peut pas faire reposer leur reconstruction uniquement
sur des questions subjectives. Ce sont pourtant bien ces dernières qui constituent son objet. En effet, historiquement la cure ne se mêle pas de
politique, même si c'est d'autant plus étonnant pour la psychanalyse qui se pense trop souvent comme une science totale permettant d'englober toute la personne. La politique en revanche s'est toujours mêlée de la psychanalyse puisque les dictatures ont tenté de mettre un terme à cette pratique.
Les évolutions sociales de la violence comme des questions féministes ou de genre interrogent la psychanalyse et incitent donc les psychanalystes à dialoguer avec les sciences sociales tout en inventant une pratique ancrée dans les interrogations actuelles et non pas repliée sur les recherches du XXe siècle qui, pour utiles qu'elles sont, ne sont plus suffisantes.
Les évolutions sociales de la violence comme des questions féministes ou de genre interrogent la psychanalyse et incitent donc les psychanalystes à dialoguer avec les sciences sociales tout en inventant une pratique ancrée dans les interrogations actuelles et non pas repliée sur les recherches du XXe siècle qui, pour utiles qu'elles sont, ne sont plus suffisantes.
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