Du secret et de la parole
A l'heure où les réseaux sociaux bruissent du hashtag #balancetonporc dans la lignée des révélations sur le comportement d'Harvey Weinstein et après la mise en scène médiatique de l'affrontement de deux femmes (Christine Angot et Sandrine Rousseau) qui ne veulent pas donner à la parole la même valeur, relire Anne Dufourmantelle offre une ouverture, un espace de pensée.
Garder le secret
Pourquoi est-il si difficile de quitter ces loyautés d'enfance qui exigent de nous le paiement d'une dette inacquitable - parfois jusqu'au suicide ? Préfère-t-on cette souffrance à rien ? L'idée que ceux qui nous ont engendrés sont indifférents, voire franchement hostiles à notre existence, est tout simplement inenvisageable et lorsqu'elle s'insinue quand même, c'est tout le corps psychique qui se gangrène, et il devient essentiel de s'inventer à tout prix du sens, de l'exigence, pour ne pas disparaître. Il nous faut alors garder le secret. Le secret sur cette indifférence, cette maltraitance. Jouer la comédie de l'amour, des sentiments, et faire taire celui qui pleure, au-dedans.
Garder le secret, oui, encore quelques temps… Cette certitude nous vient d'au-delà du corps, d'en deçà des rivières et des morts, d'un paysage inconnu, cela contient d'autres visages encore, d'autres mondes, d'autres noms. Ça commence à partir de l'oubli, comme ça, l'oubli d'un certain visage, le reste vient autour, par lambeaux, ça s'arrache peu à peu, une vie commune affectée de néant, progressivement happée par la blancheur.
Quelque chose reste pourtant, à vif, caché à l'intérieur des choses comme un minuscule repli qui contiendrait la voix, le salé, le mordant, l'apparence, la lumière, tout, un repli déchiré au hasard d'une musique, d'un mouvement du corps, de quelques pas dans une nuit d'insomnie. Les choses ainsi règnent sur nous par leurs minuscules brisures de temps. Cette effraction qu'elles opèrent sans savoir dans le détour d'une anse, d'un galet, d'une heure vide, là où il n'y a rien justement, juste l'ennui, l'oubli.
Alors on pourrait tout perdre. Et envisager que quelque chose arrive ; comme un commencement, un espace. Tout avoir perdu et de l'intérieur de ce dénuement s'exposer à ce qu'autre chose de plus secret, qu'on imaginait même pas pouvoir perdre, vous soit enlevé. Quelque chose d'aussi intime que votre propre nom."
Anne Dufourmantelle, En cas d'amour. Psychopathologie de la vie amoureuse, Payot, 2009, pp. 84-85.
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