Rêver sous le IIIe Reich : saisissement du sujet et banalité du mal

"Cela ne revient-il vraiment pas au même, qu'il s'agisse d'un rêve ou non, si ce rêve m'a révélé la vérité ?"
Dostoïevski 

Dans les années 1930, Charlotte Beradt a recensé les rêves de ses concitoyens. Entre 1933 et 1939, elle demande à ce qu'ils lui racontent les scènes qui peuplent leurs nuits. Juive et communiste, elle se tourne vers ceux qui ne sont pas dans les organes du parti ou dans les associations qui lui sont affiliées. Retranscrivant leurs dires de manière codée, cachant les récits dans sa bibliothèque, puis les envoyant à l'étranger à des adresses distinctes, ce n'est qu'après 1939 - quand elle émigre aux Etats-Unis - qu'elle les récupère progressivement. 

De ces transcriptions sont nés des émissions de radio et un livre dans les années 1960, avec une postface de Bruno Bettelheim. Le titre allemand - Das Dritte Reich des Traums - est d'ailleurs bien plus riche d'interprétation que le titre français. Ce livre a ensuite été remanié et a paru en 2002 avec une préface de Martine Leibovici et deux postfaces de Reinhart Koselleck et François Gantheret. Philosophe, historien et psychanalyste viennent éclairer ces rêves, questionner le contexte d'apparition, mais se gardent de les interpréter trop précisément pour laisser - comme le fait Charlotte Berndt bien qu'elle les regroupe par thème - le lecteur mettre en série ces récits et s'imprégner d'une atmosphère où tout se sait et où personne n'est innocent. Ce livre résonne avec les recherches d'Hannah Arendt sur le système totalitaire et de Victor Klemperer sur la langue du IIIe Reich.

"On me rend tous mes devoirs, tous mes bulletins avec la mention "très bien mais insatisfaisant parce que hostile à l'Etat"."

"Je rêve que je m'installe solennellement à mon bureau après m'être enfin décidé à porter plainte contre la situation actuelle. Je glisse une feuille blanche, sans un mot dessus, dans une enveloppe et je suis fier d'avoir porté plainte, et en même temps j'ai vraiment honte.
Une autre fois j'appelle la préfecture de police pour porter plainte et je ne dis pas un mot."

"Il est interdit sous peine de mort d'écrire quoi que ce soit qui ait à voir avec les mathématiques. Je me réfugie dans un bar. (De ma vie je n'ai pénétré dans un tel lieu.) Des ivrognes chancellent, les serveuses sont à demi nues, l'orchestre gronde. Je tire de ma serviette du papier très fin pour y inscrire à l'encre invisible un couple d'équations, dans une angoisse mortelle."

"Après mes consultations, vers neuf heures du soir, au moment où je m'apprête à m'allonger tranquillement sur mon sofa avec un livre sur Matthias Grünewald, la pièce, mon appartement perdent brusquement leurs murs. Effrayé je regarde autour de moi : aussi loin que je porte le regard, plus de murs aux appartements. J'entends un haut-parleur hurler : "conformément au décret sur la suppression des murs du 17 de ce mois"."


Par ces rêves recueillis, elle nous montre que tous les âges et toutes les classes sociales sont pénétrées du discours totalitaire. Les effets en sont manifestes dans l'inconscient : incapacité à agir, culpabilité, honte, perte de l'intimité et angoisse notamment.

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