Une voix puissante, des mots choisis : corps utopique ou instant poétique ?
Michel Foucault en 1966 lit pour la
radio « Le corps utopique » et fait de sa réflexion une expérience
poétique pour les auditeurs. Retranscrit, le texte conserve sa puissance évocatrice.
A lire pour cheminer à son rythme ou à écouter pour se laisser guider par la voix du philosophe. Selon le goût de chacun.
« Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement, vient
occuper de nouveau à chacun de ses réveils, à ce lieu-là, dès que j’ai les yeux
ouverts, je ne peux plus échapper. Non pas que je sois, par lui, cloué sur place. Puisqu’après
tout, je peux non seulement bouger et remuer. Mais je peux le remuer, le
bouger, le changer de place. Seulement voilà : je ne peux pas me déplacer
sans lui. Je ne peux pas le laisser là où il est, pour m’en aller, moi,
ailleurs. Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir le matin
sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais. Je veux bien me
laisser fondre au soleil sur la plage. Il sera toujours là où je suis. Il est
ici irréparablement, jamais ailleurs.
Mon corps, c’est le contraire d’une
utopie : ce qui n’est jamais sous un autre ciel. Il est le lieu absolu, le
petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps. Mon corps, topie impitoyable. Et si par bonheur, je
vivais avec lui dans une sorte de familiarité usée, comme avec une ombre, comme
avec ces choses de tous les jours, que finalement je ne vois plus et que la vie
a passé à la grisaille. Comme avec ces cheminées, ces toits qui vous tonnent
chaque soir devant ma fenêtre. Mais tous les matins, même présence, même
blessure. Sous mes yeux se dessinent d’inévitables images qu’impose le
miroir : visage maigre, épaules voûtées, regard myope, plus de cheveux.
Vraiment pas beau. Et c’est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette
cage que je n’aime pas, qu’il va falloir me montrer et me promener. A travers
cette grille qu’il faudra parler, regarder, être regardé. Sous cette peau,
croupir.
Mon corps c’est le lieu sans recours
auquel je suis condamné. Je pense, après tout, que c’est contre lui, et comme
pour l’effacer, qu’on a fait naître toutes ces utopies. Le prestige de
l’utopie, la beauté, l’émerveillement de l’utopie, à quoi sont-ils dus ?
L’utopie c’est un lieu hors de tous les lieux. Mais c’est un lieu où j’aurai un
corps sans corps. Un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux,
véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible,
protégé, toujours transfiguré. Et il se peut bien que l’utopie première, celle
qui est le plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément
l’utopie d’un corps incorporel. Le pays des fées, le pays des lutins, des
génies, des magiciens, c’est le pays où les corps se transportent aussi vite
que la lumière. C’est le pays où les blessures guérissent avec un baume
merveilleux le temps d’un éclair. C’est le pays où on peut tomber d’une montagne
et se redresser vivant. C’est le pays où on est visible quand on le veut,
invisible quand on le désire. S’il y a un pays féérique, c’est bien pour que
j’y sois prince charmant et que tous les jolis gommeux deviennent poilus et
vilains comme des oursons.
Mais il y a aussi une utopie qui est faite pour effacer les
corps. Cette utopie, c’est le pays des morts. Ce sont les grandes cités
utopiques que nous a laissées la civilisation égyptienne. Les momies, après
tout, qu’est-ce que c’est ? C’est l’utopie du corps nié et transfiguré. La
momie, c’est le grand corps utopique qui persiste à travers le temps. Il y a eu
aussi les masques d’or que la civilisation mycénienne posait sur les visages
des rois défunts : utopie de leurs corps glorieux, puissants, solaires, terreur
des armées. Il y a eu les peintures et les sculptures des tombeaux, les
gisants, qui depuis le Moyen Age prolongent dans l’immobilité une jeunesse qui
ne passera plus. Il y a maintenant, de nos jours, ces simples cubes de marbre,
corps géométrisés par la pierre, figures régulières et blanches sur le grand
tableau noir des cimetières. Et dans cette cité d’utopie des morts, voilà que
mon corps devient solide comme une chose, éternel comme un dieu.
Mais peut-être la plus obstinée, la plus puissante de ces
utopies par lesquelles nous effaçons la triste topologie du corps, c’est le
grand mythe de l’âme qui nous la fournit depuis le fond de l’histoire
occidentale. L’âme fonctionne dans mon corps d’une façon bien merveilleuse.
Elle y loge, bien sûr, mais elle sait bien s’en échapper : elle s’en échappe
pour voir les choses, à travers les fenêtres de mes yeux, elle s’en échappe
pour rêver quand je dors, pour survivre quand je meurs. Elle est belle, mon
âme, elle est pure, elle est blanche. Et si mon corps boueux – en tout cas pas
très propre – vient à la salir, il y aura bien une vertu, il y aura bien une
puissance, il y aura bien mille gestes sacrés qui la rétabliront dans sa pureté
première. Elle durera longtemps mon âme, et plus que longtemps, quand mon vieux
corps ira pourrir. Vive mon âme ! C’est mon corps lumineux, purifié, vertueux,
agile, mobile, tiède, frais. C’est mon corps lisse, châtré, arrondi comme une
bulle de savon.
Et voilà ! Mon corps, par la vertu de toutes ces utopies, a
disparu. Il a disparu comme la flamme d’une bougie qu’on souffle. L’âme, les
tombeaux, les génies et les fées ont fait main basse sur lui, l’ont fait
disparaître en un tournemain, ont soufflé sur sa lourdeur, sur sa laideur, et
me l’ont restitué éblouissant et perpétuel.
Mais mon corps, à vrai dire, ne se laisse pas réduire si
facilement. Il a, après tout, lui-même, ses ressources propre et fantastique. Il
en possède, lui aussi, des lieux sans lieu et des lieux plus profonds, plus
obstinés encore que l’âme, que le tombeau, que l’enchantement des magiciens. Il
a ses caves et ses greniers, il a ses séjours obscurs, il a ses plages
lumineuses. Ma tête, par exemple, ma tête : quelle étrange caverne ouverte sur
le monde extérieur par deux fenêtres, deux ouvertures, j’en suis bien sûr,
puisque je les vois dans le miroir ; et puis, je peux fermer l’une ou l’autre
séparément. Et pourtant, il n’y en a qu’une seule, de ces ouvertures, car je ne
vois devant moi qu’un seul paysage, continu, sans cloison ni coupure. Et dans
cette tête, comment est-ce que les choses se passent ? Eh bien, les choses
viennent se loger en elle. Elles y entrent – et ça, je suis bien sûr que les
choses entrent dans ma tête quand je regarde, puisque le soleil, quand il est
trop fort et m’éblouit, va déchirer jusqu’au fond de mon cerveau -, et pourtant
ces choses qui entrent dans ma tête demeurent bien à l’extérieur, puisque je
les vois devant moi et que, pour les rejoindre, je dois m’avancer à mon tour.
Corps incompréhensible, corps pénétrable, et opaque, corps
ouvert et fermé : corps utopique. Corps absolument visible, en un sens : je
sais très bien ce que c’est qu’être regardé par quelqu’un d’autre de la tête
aux pieds, je sais ce que c’est qu’être épié par-derrière, surveillé par-dessus
l’épaule, surpris quand je m’y attends le moins, je sais ce qu’est être nu. Pourtant,
ce même corps qui est si visible, il est retiré, il est capté par une sorte
d’invisibilité de laquelle je ne peux le détacher. Ce crâne, ce derrière de mon
crâne que je peux tâter, là, avec mes doigts, mais voir, jamais. Ce dos, que je
sens appuyé contre la poussée du matelas sur le divan, quand je suis allongé,
mais que je ne surprendrai que par la ruse d’un miroir. Et qu’est-ce que c’est
que cette épaule, dont je connais avec précision les mouvements et les
positions, mais que je ne saurai jamais voir sans me contourner affreusement ?
Le corps, fantôme qui n’apparaît qu’au mirage des miroirs, et encore, d’une
façon fragmentaire. Est-ce que vraiment j’ai besoin des génies et des fées, et
de la mort et de l’âme, pour être à la fois indissociablement visible et
invisible ? Et puis, ce corps, il est léger, il est transparent, il est
impondérable ; rien n’est moins chose que lui : il court, il agit, il vit, il
désire, il se laisse traverser sans résistances par toutes mes intentions. Hé
oui ! Mais jusqu’au jour où j’ai mal, où se creuse la caverne de mon ventre, où
se bloquent, où s’engorgent, où se bourrent d’étoupe ma poitrine et ma gorge.
Jusqu’au jour où s’étoile au fond de ma bouche le mal aux dents. Alors, alors
là, je cesse d’être léger, impondérable, etc. ; je deviens chose, architecture
fantastique et ruinée.
Non, vraiment, il n’est pas besoin de magie ni de féerie, il
n’est pas besoin d’une âme ni d’une mort pour que je sois à la fois opaque et
transparent, visible et invisible, vie et chose : pour que je sois utopie, il
suffit que je sois un corps. Toutes ces utopies par lesquelles j’esquivais mon
corps, elles avaient tout simplement leur modèle et leur point premier
d’application, elles avaient leur lieu d’origine dans mon corps lui-même.
J’avais bien tort, tout à l’heure, de dire que les utopies étaient tournées
contre le corps et destinées à l’effacer : elles sont nées du corps lui-même et
se sont peut-être ensuite retournées contre lui.
En tout cas, il y a une chose certaine, c’est que le corps humain
est l’acteur principal de toutes les utopies. Après tout, une des plus vieilles
utopies que les hommes se sont racontées à eux-mêmes, n’est-ce pas le rêve de
corps immenses, démesurés, qui dévoreraient l’espace et maîtriseraient le monde
? C’est la vieille utopie de géants, qu’on trouve au cœur de tant de légendes,
en Europe, en Afrique, en Océanie, en Asie ; cette vieille légende qui a si
longtemps nourri l’imagination occidentale, de Prométhée à Gulliver.
Le corps aussi est un grand acteur utopique, quand il s’agit des
masques, du maquillage et du tatouage. Se masquer, se maquiller, se tatouer, ce
n’est pas exactement, comme on pourrait se l’imaginer, acquérir un autre corps,
simplement un peu plus beau, mieux décoré, plus facilement reconnaissable. Se
tatouer, se maquiller, se masquer, c’est sans doute tout autre chose, c’est
faire entrer le corps en communication avec des pouvoirs secrets et des forces
invisibles. Le masque, le signe tatoué, le fard dépose sur le corps tout un
langage : tout un langage énigmatique, tout un langage chiffré, secret, sacré,
qui appelle sur ce même corps la violence du dieu, la puissance sourde du sacré
ou la vivacité du désir. Le masque, le tatouage, le fard placent le corps dans
un autre espace, ils le font entrer dans un lieu qui n’a pas de lieu
directement dans le monde, ils font de ce corps un fragment d’espace imaginaire
qui va communiquer avec l’univers des divinités ou avec l’univers d’autrui. On
sera saisi par les dieux ou on sera saisi par la personne qu’on vient de
séduire. En tout cas, le masque, le tatouage, le fard sont des opérations par
lesquelles le corps est arraché à son espace propre et projeté dans un autre
espace.
Ecoutez par exemple ce conte japonais et la manière dont un
tatoueur fait passer dans un univers qui n’est pas le nôtre le corps de la
jeune fille qu’il désire : « Le
soleil dardait ses rayons sur la rivière et incendiait la chambre aux sept
nattes. Ses rayons réfléchis sur la surface de l’eau formaient un dessin de
vagues dorées sur le papier des paravents et sur le visage de la jeune fille
profondément endormie. Seikichi, après avoir tiré les cloisons, prit en mains
ses outils de tatouage. Pendant quelques instants, il demeura plongé dans une
sorte d’extase. C’est à présent qu’il goûtait pleinement l’étrange beauté de la
jeune fille. Il lui semblait qu’il pouvait rester assis devant ce visage
immobile pendant des dizaines et des centaines d’années sans jamais ressentir
ni fatigue ni ennui. Comme le peuple de Memphis embellissait jadis la terre
magnifique d’Egypte de pyramides et de sphinx, ainsi Seikichi de tout son amour
voulut embellir de son dessin la peau fraîche de la jeune fille. Il lui
appliqua aussitôt la pointe de ses pinceaux de couleur tenus entre le pouce,
l’annulaire et le petit doigt de la main gauche, et à mesure que les lignes
étaient dessinées, il les piquait de son aiguille tenue de la main
droite. »
Et si on songe que le vêtement sacré, ou profane, religieux ou
civil fait entrer l’individu dans l’espace clos du religieux ou dans le réseau
invisible de la société, alors on voit que tout ce qui touche au corps –
dessin, couleur, diadème, tiare, vêtement, uniforme -, tout cela fait épanouir
sous une forme sensible et bariolée les utopies scellées dans le corps.
Mais peut-être faudrait-il descendre encore au-dessous du
vêtement, peut-être faudrait-il atteindre la chair elle-même, et alors on
verrait que dans certains cas, à la limite, c’est le corps lui-même qui
retourne contre soi son pouvoir utopique et fait entrer tout l’espace du
religieux et du sacré, tout l’espace de l’autre monde, tout l’espace du
contre-monde, à l’intérieur même de l’espace qui lui est réservé. Alors, le
corps, dans sa matérialité, dans sa chair, serait comme le produit de ses
propres fantasmes. Après tout, est-ce que le corps du danseur n’est pas
justement un corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et
extérieur à la fois ? Et les drogués aussi, et les possédés ; les possédés,
dont le corps devient enfer ; les stigmatisés, dont le corps devient
souffrance, rachat et salut, sanglant paradis.
J’étais sot, vraiment, tout à l’heure, de croire que le corps
n’était jamais ailleurs, qu’il était un ici irrémédiable et qu’il s’opposait à
toute utopie.
Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous
les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car
c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui, et
par rapport à lui comme par rapport à un souverain qu’il y a un dessus, un
dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain.
Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent
se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau
utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les
choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies
que j’imagine. Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais
c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou
utopiques.
Après tout, les enfants mettent longtemps à savoir qu’ils ont un
corps. Pendant des mois, pendant plus d’une année, ils n’ont qu’un corps
dispersé, des membres, des cavités, des orifices, et tout ceci ne s’organise,
tout ceci ne prend littéralement corps que dans l’image du miroir. D’une façon
plus étrange encore, les Grecs d’Homère n’avaient pas de mot pour désigner
l’unité du corps. Aussi paradoxal que ce soit, devant Troie, sous les murs
défendus par Hector et ses compagnons, il n’y avait pas de corps, il y avait
des bras levés, il y avait des poitrines courageuses, il y avait des jambes
agiles, il y avait des casques étincelants au-dessus des têtes : il n’y avait
pas de corps. Le mot grec qui veut dire corps n’apparaît chez Homère que pour
désigner le cadavre. C’est ce cadavre, par conséquent, c’est le cadavre et
c’est le miroir qui nous enseignent (enfin, qui ont enseigné aux Grecs et qui
enseignent maintenant aux enfants) que nous avons un corps, que ce corps a une forme,
que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un
poids ; bref, que le corps occupe un lieu. C’est le miroir et c’est le cadavre
qui assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique
du corps ; c’est le miroir et c’est le cadavre qui font taire et apaisent et
ferment sur une clôture – qui est maintenant pour nous scellée – cette grande
rage utopique qui délabre et volatilise à chaque instant notre corps. C’est
grâce à eux, c’est grâce au miroir et au cadavre que notre corps n’est pas pure
et simple utopie. Or, si l’on songe que l’image du miroir est logée pour nous
dans un espace inaccessible, et que nous ne pourrons jamais être là où sera
notre cadavre, si l’on songe que le miroir et le cadavre sont eux-mêmes dans un
invincible ailleurs, alors on découvre que seules des utopies peuvent refermer
sur elles-mêmes et cacher un instant l’utopie profonde et souveraine de notre
corps.
Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l’amour, c’est sentir
son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie, avec
toute sa densité, entre les mains de l’autre. Sous les doigts de l’autre qui
vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à
exister, contre les lèvres de l’autre les vôtres deviennent sensibles, devant
ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin
pour voir vos paupières fermées. L’amour, lui aussi, comme le miroir et comme
la mort, apaise l’utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il
l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C’est pourquoi il
est si proche parent de l’illusion du miroir et de la menace de la mort ; et si
malgré ces deux figures périlleuses qui l’entourent, on aime tant faire
l’amour, c’est parce que dans l’amour le corps est ici. »
Michel
Foucault, Le corps utopique, 1966.
Merci pour ce texte qui rappelle, si besoin était, que Foucault n'est pas qu'un remarquable penseur, mais également une des plus belles plumes parmi les philosophes.
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